Ce matin sur Twitter, j’ai pu avoir un débat (même pas houleux dis-donc) à propos de la narration. Tout est parti de ce tweet :
Peut-on écrire à la troisième personne mais au présent ? Je crois pas hein… :/
— Lilian Peschet (@LilianPCB) October 18, 2013
C’en est suivi une petite discussion bien sympathique (et qui changent des nombreux clashes qu’on peut voir sur Twitter) où les uns rappelaient que « l’usage veut que le temps de narration littéraire soit le passé simple[…] » ou que « tout au présent paraissait bizarre », d’autres trouve que c’est plus contraignant pour l’auteur et pour le lecteur.
Pour avoir testé la narration au passé simple — qui reste ma préférée —, celle au présent, à la première personne, à la troisième personne et même à la seconde durant mon marathon, je dirais que le temps de narration dépend de plusieurs facteurs (dans le désordre) :
- De l’utilisation du “je” ou “il/elle” qui changera complètement la façon dont sera perçu l’histoire,
- Du type d’histoire qu’on raconte. Je pense qu’un thriller et une romance n’utilisent pas la même narration,
- Du rythme qu’on veut imposer au lecteur.
Alors quoi ? On ne peut pas écrire comme on veut ?
On peut écrire comme on veut mais si on veut que ce soit lu, il faut que ce soit fluide pour le lecteur. Il ne faut pas le perdre avec une narration trop étrange alors qu’il découvre déjà des personnages et un monde nouveaux (je pars évidemment du postulat qu’on écrit de la fiction).
Il faut se souvenir que si l’« usage » est d’un certain type, c’est parce qu’en général d’autres choses ont déjà été testées et qu’elle ne fonctionnent pas aussi bien (ce qui ne veut pas dire qu’elles ne fonctionnent pas). Donc garder le passé simple et consorts est la meilleure façon — et la plus simple finalement — de faire pour raconter des histoires, parce qu’elle permet de garder le lecteur dans une façon de lire déjà connue et éprouvée. Faisons comme s’il était un promeneur et le temps de la narration le moyen de locomotion. L’« usage », c’est la marche à pied. Donc le lecteur marche tranquillement et l’auteur crée le décor. Si le lecteur a l’habitude de marcher, il est habitué à apprécier les arbres, le ciel, les insectes, tout ce que l’auteur lui décrit et lui raconte, même si c’est un sentier nouveau qu’il arpente.
Hop, l’auteur change le moyen de transport parce qu’il préfère utiliser le présent, par exemple. Le lecteur est maintenant sur un vélo. Il n’en a jamais fait. Au début, il va avoir un peu de mal pour se concentrer sur le décor de la promenade, trop concentré sur sa technique. Logique. Et c’est à l’auteur de rendre le changement le plus invisible possible pour le lecteur, de le faire se sentir à l’aise le plus tôt dans l’histoire pour qu’il puisse l’apprécier à sa juste valeur. Il est clair que si l’auteur lui-même n’est pas à l’aise, il n’arrivera pas à mettre à l’aise le lecteur.
Je prendrais une seconde comparaison, tirant plutôt vers le dessin numérique. Les effets qu’on veut apporter sur le plan narratif en ne suivant pas l’« usage » sont comme les filtres photoshop : le Démon. Ça paraît sectaire ? Effectivement, ça l’est un peu. Mais pour avoir vu beaucoup de gens commencer à dessiner sous photoshop, j’ai constaté que l’erreur que la plupart faisaient était de trop utiliser les filtres pour masquer leur manque de technique (et de regard critique sur leur travail mais c’est un autre problème). Les filtres sont des outils très puissants quand ils sont utilisés correctement. Le changement de temps de narration, c’est pareil. C’est technique, il faut savoir s’en servir et on n’utilisera pas autre chose que le passé simple en se justifiant qu’on ne maîtrise pas la conjugaison et les accords dans ces temps, par exemple.
Essayons avec le premier texte de grand auteur qui me tombe sous la main (Le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas) :
Morrel ne se borna pas aux renseignements que lui donnait Valentine ; il alla chez le notaire, qui lui confirma la nouvelle que la signature du contrat était pour neuf heures du soir.
Puis il passa chez Monte-Cristo ; ce fut encore là qu’il en sut le plus : Franz était venu lui annoncer cette solennité ; de son côté, madame de Villefort avait écrit au comte pour le prier de l’excuser si elle ne l’invitait point ; mais la mort de M. de Saint-Méran et l’état où se trouvait sa veuve jetaient sur cette réunion un voile de tristesse dont elle ne voulait pas assombrir le front du comte, auquel elle souhaitait toute sorte de bonheur.
Morrel ne se borne pas aux renseignements que lui a donné Valentine ; il va chez le notaire, qui lui confirme la nouvelle que la signature du contrat est pour neuf heures du soir.
Puis il passe chez Monte-Cristo ; c’est encore là qu’il en apprend le plus : Franz est venu lui annoncer cette solennité ; de son côté, madame de Villefort a écrit au comte pour le prier de l’excuser si elle ne l’invite point ; mais la mort de M. de Saint-Méran et l’état où se trouve sa veuve jettent sur cette réunion un voile de tristesse dont elle ne veut pas assombrir le front du comte, auquel elle souhaite toute sorte de bonheur.
Il est clair que la version au présent n’apporte pas grand chose au récit, voire lui enlève de la fluidité.
Oui mais y en a des qui font ça au présent
(ce sous-titre n’est pas correct grammaticalement ? oui, et alors ? :p )
Le temps n’est plus ce qu’il était.
C’est ce que je me dis chaque matin quand je me regarde dans le miroir pour me raser. Ou bien c’est moi qui vieillis. Je ne sais pas trop.
Et maintenant, me voilà dans cette satanée salle d’interrogatoire. À perdre mon temps. Oh, je sais bien pourquoi je suis là. Ils n’ont pas eu besoin de me le dire quand ils m’ont ramassé sur les quais de Seine. Même si je me demande comment ils ont su. Je revenais d’un boulot pour un gros client. J’allais planquer à l’endroit habituel mon butin en attendant de réunir la commande complète. Heureusement, ils m’ont chopé juste avant que je ne me serve de la cachette. Ce n’est pas la seule planque que j’ai dans la ville mais c’est toujours ennuyeux d’en perdre une. Il est très difficile de trouver un abri qui résiste au temps.
Le temps n’était plus ce qu’il avait été.
C’est ce que je me disais chaque matin quand je me regardais dans le miroir pour me raser. Ou bien était-ce moi qui vieillissait ? Je ne savais pas trop.
Et alors, je me retrouvais dans cette satanée salle d’interrogatoire. À perdre mon temps. Oh, je savais bien pourquoi j’étais là. Ils n’avaient pas eu besoin de me le dire quand ils me ramassèrent sur les quais de Seine. Même si je me demandais comment ils avaient su. Je revenais d’un boulot pour un gros client. J’allais planquer à l’endroit habituel mon butin en attendant de réunir la commande complète. Heureusement, ils m’avaient chopé juste avant que je ne me serve de la cachette. Ce n’était pas la seule planque que j’avais dans la ville mais c’était toujours ennuyeux d’en perdre une. Il a toujours été très difficile de trouver un abri qui résistait au temps.
Pour l’exemple ci-dessus, tiré de ma nouvelle « Le Temps », je me suis amusé à passer le texte original du présent à une version passé. J’en ai chié tellement je trouvais ça en inadéquation avec le sens du texte. Les deux versions ne sont pas juste différentes au niveau des temps utilisés mais aussi par l’ajout ou la suppression d’un mot ou d’une ponctuation. Est-ce que ça fonctionne mieux dans un cas où dans l’autre ? Le lecteur me donnera son avis ici (moi, je préfère la version au présent), mais dans une œuvre finie et publié, il prend le texte comme il est sans élément de comparaison. Personne ne perdra du temps à lire un texte dans un autre temps que ce lui qu’il a sous les yeux. C’est donc à l’auteur de faire un boulot correct pour que ça ne choque pas.
Je le répète, je pense que tout peut fonctionner correctement à partir du moment où l’auteur sait (a l’impression de savoir?) ce qu’il fait. Le temps de narration est aussi important que le point de vue utilisé et il est nécessaire de ne pas s’enfermer dans l’« usage » si on a une très bonne idée avec autre chose que le passé simple.
conclusion
Si l’usage du passé simple est le cadre « normal » de la littérature autant pour l’auteur que pour le lecteur, il ne faut pas s’interdire d’explorer d’autres voies de peur de sortir des sentiers battus ni utiliser ces sentiers battus à tout-va au risque de perdre tout le monde.
Utilisé à bon escient, le présent peut être apporter à des scènes une forte tension ou dans le récit de quelqu’un qui raconte l’histoire comme il parlerait un certain réalisme. Les possibilités sont là, il faut juste les utiliser à correctement pour que ça reste lisible et compréhensible pour l’utilisateur final : le lecteur.
Je suis assez d’accord. Largement d’accord en fait.
J’ai fait un changement de temps sur mon nano 2010. Rien que de passer du passé au présent a changé pas mal de choses.
Du coup je me pose la question pour la prochaine correction…
A une époque, on m’a dit que mes textes, au passé, étaient un peu lourd. J’ai fait l’exercice de les passer au présent. A une ou deux exceptions près, ils passent tous bien. Et les mettre au passé ne changerait pas forcément grand chose. Donc pour chaque texte, je teste, je cherche un peu. Et ça marche.