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262 — [NMN2017] nouvelle n°19 – Le théâtre des Cygnes

Une nouvelle fois, c’est [K`] qui m’est venue en aide pour la phrase de la semaine, toujours pas inspiré par celles qu’il reste. Merci à leurs propriétaires de ne pas s’offusquer. 🙂


L’enfant se tenait immobile, seul face à la scène vide.

Les bougies avaient été éteintes. Les acteurs et les spectateurs avaient quitté les lieux depuis longtemps. Même le balayeur avait fini par partir.

Il arrivait trop tard.

Le Théâtre du Cygne. Ce n’était pas un grand théâtre. Il n’était même pas de bonne facture, des rais de lumière lunaire traversaient en tous sens. Il devait pleuvoir à l’intérieur les mauvais jours. L’enfant l’avait imaginé autrement. Avec une renommée qui n’aurait plus été plus à faire. Des gens qui seraient venus de toute la ville pour voir ces gens, ces saltimbanques habillées de hardes colorées. Et peut-être même, des nobles se pressaient ici, dans cet endroit sale — malodorant, presque. Il était sûr que les acteurs et les actrices étaient applaudis et adulés comme les plus grands artistes du monde. C’était pour cette raison qu’il était venu jusqu’ici, malgré les surveillantes de l’orphelinat dont il n’avait que faire. Il n’entendait pas leurs règles idiotes. Il ne craignait pas les châtiments qu’il recevrait à son retour. Il s’en fichait. On l’accusait déjà de les provoquait. C’était, du moins, ce que pensait la directrice de l’orphelinat, mademoiselle Cunningham. Une dame grande et toute sèche, de corps et de cœur. Elle ne devait pas avoir plus de quarante ans, mais son visage toujours contrit lui donnait l’air d’être née avant la construction de l’immeuble, soit plus de quatre-vingts ans.

L’enfant s’appelait William. Il n’aimait pas l’orphelinat — mais qui l’aimait ?

Il n’aimait pas les chambres, où ils dormaient à vingt sans intimité, sans possibilité d’avoir quelque chose à soit, sans secret. Il n’aimait pas les couloirs trop longs et trop lugubres, leur tapisserie aux couleurs délavées par le temps et le rare soleil. Il n’aimait pas les surveillantes, trop brutales et méchantes. Il n’aimait pas la nourriture, insipide et monotone.

Depuis toujours, William rêvait de quitter ce carcan. Il avait grandi depuis sa naissance dans ce lieu qui aurait semblait une salle de torture pour tout autre être humain normalement cérébré. Pourtant, il semblait être le seul à s’y sentir mal, à vouloir voir l’extérieur, voir ce qu’il y avait au-delà des limites de la cour et du jardin, rencontrer de vraies personnes, celles de l’extérieur. William lisait beaucoup. Il passait son temps à la bibliothèque de l’orphelinat. C’était une des seules activités qu’il aimait et qu’on lui laissait faire sans lui demander de comptes. Il ne comprenait pas qu’on lui laisse d’ailleurs cette liberté. Après tout, même si son caractère avait forcément un lien avec celui de ses parents, qu’il n’avait pas connus, il s’était aussi beaucoup fait au fil de ses lectures. S’inspirant des héros pleins de fougue et de bagou, ne reculant devant rien ni personne pour arriver à leurs fins : sauver une demoiselle en détresse, dérober un bijou dans une maison inviolable voire, même, sauver, seul, à la simple force de leur épée, un royaume tout entier contre une invasion de barbares sanguinaires. Toutes ces lectures avaient forgé un esprit chevaleresque où le courage et l’audace font meilleur effet que l’obéissance veule et la peur des sanctions.

Nombre de fois, d’ailleurs, William avait reçu des châtiments. Le plus souvent pour avoir répondu à l’une des surveillantes, et même une fois à mademoiselle Cunningham, d’un ton qui ne leur plaisait pas, avec des arguments qu’elles ne pouvaient pas réfuter ni contrecarrer. De l’insolence, comme elles disaient toujours, mais pour William, c’était simplement une affaire de justice. Il n’y avait rien de pire que de mentir. On le leur répétait à longueur de temps. Mais quand un enfant leur prouvait qu’elles avaient tort, elles n’aimaient pas et déformaient la vérité pour montrer qu’elles avaient raison et pas l’enfant. Malheureusement pour elles, William avait une très bonne mémoire et une vivacité d’esprit qui lui permettaient de les mettre en défaut quand elles mentaient ouvertement pour tenter d’avoir le dernier mot. C’était en général là que les coups pleuvaient et que les punitions commençaient, longues et rudes. Malgré cela, elles n’arrivaient pas à casser ce caractère fougueux.

William. Petit bébé abandonné un matin de septembre. Laissé devant la porte de l’orphelinat avant l’arrivée du laitier, dans une simple couverture usée. Il n’y avait pas de mots, pas d’explications, pas d’indications non plus. Même pas de prénom. La mère de cet enfant avait tant voulu s’en débarrasser qu’elle ne lui avait pas choisi de nom pour lui, effaçant par là le seul lien qui aurait pu encore exister entre eux. William avait lu dans un des livres de la bibliothèque que nommer les choses, c’était un peu leur donner vie. Pourtant, celle qui lui a donné vie n’a même pas pris cette peine. Elle ne voulait pas le considérer comme vivant. Peut-être pour mieux s’en défaire, mieux oublier cet objet qui avait encombré ses entrailles pendant des mois, ne pas s’attacher pour ne pas rendre la séparation insupportable.

Pendant quelque temps, comme chaque enfant, William avait cherché à savoir qui étaient ses parents, mais au vu de l’absence d’éléments laissés, il était impossible de découvrir la vérité. Quand il s’était résigné, l’enfant avait passé son énergie et la hargne contre ses parents à chercher à comprendre ce qu’il pouvait se passer dans la tête des gens qui abandonnaient leur progéniture, les raisons, financières, matérielles, sociales, qui pouvaient pousser des personnes, qui ne devaient pas être foncièrement des monstres, à laisser ce qui aurait dû être le plus cher à leurs yeux. William ne comprenait pas. Il avait bien évidemment échafaudé mille plans pour trouver des excuses à ces deux personnes qu’il n’avait jamais vues et dont il ne se représentait même pas les visages.

Ce tempérament fort couplé à cette colère, qu’il avait accumulée, lui avait valu, au fil du temps, d’être souvent puni. Avec l’âge et l’instruction qu’il recevait, ses punitions s’étaient transformées. À présent, il recopiait des lignes : « je ne dois pas faire ceci », « je ne ferai plus cela », « je ne contredirai plus les surveillantes », etc. des centaines et des centaines de fois. À lui seul, William noircissait plus de feuilles en un mois que ses camarades en une année. Pourtant, le jeune enfant n’en continuait pas moins à être turbulent. Le seul avantage à cela fut qu’il sut très rapidement écrire aussi bien qu’un adulte, voire mieux que certains.

Son temps libre, il le passait soit à écrire des histoires que personne ne lirait jamais, soit dans la bibliothèque de l’orphelinat. Mal achalandée, la petite pièce était surtout remplie d’ouvrages dont les propriétaires avaient décidé de se débarrasser, de vieux ouvrages aux couvertures usées, aux pages cornées, aux feuillets décousus. Mais dans ces volumes, William trouva le plaisir de la lecture et de l’évasion.

Plus il grandit, plus il lut, préférant les mondes imaginaires de ces histoires à la triste réalité de l’orphelinat. Tantôt, il s’imaginait en noble chevalier, tantôt en aventurier dans les mers des caraïbes, chaque nouvelle lecture était pour lui une nouvelle vie et un moyen d’oublier son absence de racines. C’était sa force pour se glisser dans l’histoire : ne venant de nulle part, il pouvait devenir n’importe qui.

Un jour, William tomba sur un recueil de pièces de théâtre. L’auteur portait le même prénom que lui, c’est ce qui l’avait attiré. Le livre avait déjà été lu et relu de nombreuses fois, au vu de son usure. William fut d’abord surpris de sa présentation, les dialogues entrecoupés des noms des interlocuteurs, c’était une façon de faire étrange pour lui. Mais il commença à lire. D’abord, il trouva cela décousu, difficilement compréhensible, mais il ne se découragea pas et continua sa lecture — il avait appris avec les romans que, parfois, une histoire ennuyeuse révèle toute sa saveur et sa force au cours des dernières pages.

Et, sans savoir quand ni comment, William fut pris dans le tourbillon de ces textes magiques. Sans s’en rendre compte, il commença à les déclamer plutôt qu’à les lire silencieusement, pour faire résonner un peu plus la poésie et la musique qui s’en dégageait.

Une fois, une surveillante le surprit. Il ne l’avait pas vue d’abord, parlant, marchant, sautant, jouant littéralement la comédie, le nez dans son livre pour bien suivre le texte. Ce ne fut qu’à la fin d’une longue tirade, quand il releva la tête, pour reprendre sa respiration et écouter la pièce résonner d’applaudissements imaginaires, qu’il la vit. Elle était dans l’encadrement de la porte. En fait, il n’y avait que sa tête qui dépassait. Le reste était resté dans le couloir. Jamais personne ne venait là, ou presque. Les surveillantes ne vérifiaient jamais dans les recoins, quand elles passaient. En général, elles écoutaient le silence et, n’entendant même pas le bruissement d’une page qu’on tourne, elles repartaient. Mais cette fois, c’était la petite Catherine qui était de corvée de vérification des communs. Elle devait son surnom à sa stature basse et ronde. C’était une des plus gentilles de l’équipe, une des plus jeunes aussi. Ceci expliquait peut-être cela.

Elle restait là, bouche bée, les yeux ronds. William aussi restait immobile, étonné d’avoir été surpris, mais surtout inquiet de la sanction qu’il allait récolter d’avoir presque hurlé dans un lieu qui demandait, d’un panneau strict apposé sur la porte, le plus grand silence.

La petite Catherine le dévisagea un moment. Il commençait à être gêné et aurait bien voulu se cacher.

Enfin, la surveillante bougea : elle ferma bouche. Puis la rouvrit. Puis la referma encore et fronça les sourcils. Puis les leva. Les deux. Puis un seul et finalement l’autre.

À quoi jouait-elle ? Espérait-elle faire rire William ?

Finalement, son visage, toujours muet, recula jusqu’à disparaître. La porte se referma silencieusement. William entendit des pas s’éloigner. Il resta immobile un instant puis, pensant que la petite Catherine allait peut-être cherche mademoiselle Cunningham, il préféra déguerpir et se fondre dans la masse des autres codétenus, comme il aimait à les appeler.

 

Pendant plusieurs jours, il n’osa plus retourner à la bibliothèque. Ces jours furent les plus longs de sa vie. Pour passer son temps, il écrivit des textes et des pièces de théâtre de son inspiration, des histoires où il était le héros, libre d’aller où il voulait, de combattre des monstres légendaires, de sauver la veuve et l’orphelin.

Au bout du cinquième jour, cependant, il n’y tint plus. Il ne pouvait pas continuer à vivre cette vie sans s’évader par la lecture. Durant cette période interminable, William avait même imaginé le pire : que la bibliothèque fût vidée de ses livres pour l’empêcher de continuer ses voyages.

 

Il poussa la porte, fébrile, déjà soulagé de voir qu’elle n’était pas verrouillée, puis entrant silencieusement, il soupira en voyant que la pièce était la même. Rien n’avait bougé. Il retourna dans la section qu’il avait délaissée, depuis trop de temps à son goût : la section théâtrale. Parcourant les quelques livres sur le rayonnage, il décida de laisser faire le hasard. William ferma les yeux et posa son doigt. En rouvrant les yeux, il découvrit une couverture rouge passé, élimée comme presque tous les ouvrages présents ici. Il ne prit pas la peine de lire vraiment le nom de l’auteur en voyant qu’il ne le lui disait rien. William ne faisait attention à ce détail que si le texte lui plaisait, sinon, il préférait ne pas perdre de temps à l’apprendre.

Quelque chose en tomba de l’ouvrage quand William l’ouvrit.

Il se baissa pour ramasser le bout de papier atterri sur ses pieds. C’était un billet. Un billet d’entrée. Dessus était écrit en belles lettres : théâtre des Cygnes. William regarda un long moment l’objet, chamboulé. Il avait déjà lu des dizaines de pièces, mais n’avait jamais espéré pouvoir les regarder jouer par des personnes réelles, mais ce billet changeait tout. Ce n’était qu’un bout de papier qui avait déjà servi, mais il était un lien avec ces acteurs qui donnaient vie à ce qu’il aimait tant lire.

Comme une évidence, comme une bulle qui éclate, sans prévenir, l’idée naquit dans son esprit : William irait trouver ce théâtre.

Mais comment savoir où aller ? Il n’était jamais sorti de l’orphelinat ou presque, comment trouver des informations ? Sortir sans se faire voir serait un problème, mais il ne s’inquiétait pas sur ce point. Il le réglerait en temps et en heure. D’abord, il devait trouver le théâtre. Les livres de cette petite bibliothèque étaient là parce qu’ils avaient été donnés à l’orphelinat. Il y avait donc fort à parier qu’ils venaient de la région et, pourquoi pas, simplement de la ville. Le théâtre qui avait émis ce billet ne devait pas être loin. Mais la date marquée dessus était passée depuis plus de cinq ans. Existait-il encore ?

William se renseignerait. S’il apprenait que le théâtre des Cygnes avait fermé, il en trouverait bien un autre pour parvenir à ses fins.

 

 

L’enfant resta immobile un bon moment. La seule lumière venait de la lune à l’extérieur. Les rais de la lumière blafarde rampaient sur les murs à la vitesse d’escargots. La poussière volait sur leur passage. William regardait la scène et voyait les mille histoires qu’il avait lues ou imaginées prendre vie. Un sourire béat s’étirait sur son visage, sans qu’il se rende vraiment compte qu’il n’y avait personne.

 

Ce fut une ombre qui passa au milieu de ses visions qui le tira de sa torpeur. Mais loin d’être une simple ombre, c’était une personne, une véritable personne en chair et en os. Un homme, pas très vieux, les cheveux longs en bataille et la barbe mal rasée d’un noir renforcé par le manque de lumière. Ses traits étaient la représentation vivante du héros solitaire des aventures de William.

« Qu’est-ce que tu fais là, petit ?

— Je… commença d’une voix mal assurée le gamin au milieu des bancs.

— Je rien, le coupa l’autre. Le théâtre va être détruit demain. Nous devons partir. Je ne sais pas ce que tu es venu chercher, mais c’est trop tard. »

William dévisagea cet homme. Comment se pouvait-il qu’on détruise son théâtre alors qu’il venait juste de le trouver et n’avait encore assisté à aucune représentation ? C’était impossible.

Son désarroi dut se lire sur son visage.

« Je suis désolé », ajouta l’autre, visiblement sincère.

Mais pouvait-on se fier à un acteur ?

Une autre personne passa sur scène, une femme. Elle percuta l’homme.

« Qu’est-ce que tu fais ? On a encore des affaires à ranger ! »

L’homme répondit d’un simple coup de menton vers William, sur lequel il avait gardé le regard posé.

« Qui c’est, celui-là ? On n’a pas le temps ! Allez, déguerpis, toi ! lança-t-elle à l’enfant, puis à l’homme : et toi, viens avec moi !

— Vous partez où ? demanda finalement William.

— Où ? rit l’homme. Où ? Mais on ne sait pas. Nous reprenons notre vie de bohème jusqu’à ce que nous trouvions un théâtre qui voudra bien nous ouvrir les portes.

— Je peux venir avec vous ?

La jeune femme éclata de rire.

— Nous n’avons déjà pas assez d’argent pour manger à notre faim. Nous n’avons pas les moyens de nourrir une bouche supplémentaire. Et puis, tu n’as pas des parents ? Ils vont s’inquiéter si tu disparais comme ça. Nous avons assez de problèmes pour ne pas, en plus, être accusés d’enlèvement d’enfant.

— Je suis orphelin. Je suis certain que la vieille Cunningham se fichera de mon départ. Et je ne mange pas beaucoup.

— C’est bien beau tout ça, tu vas faire quoi avec nous ? Tu sais utiliser un marteau, un pinceau, ou même coudre ? Est-ce que tu sais jouer la comédie ? »

William resta un instant interdit par cette demande, mais quand il vit la jeune femme se préparer à partir, il inspira fort et déclama les premiers mots qui lui vinrent à l’esprit : une tirade de Roméo à Juliette.

Au fur et à mesure qu’il parlait, William prit de l’aisance et bougea dans la salle vide, entre les bancs des spectateurs, retrouvant le plaisir du jeu, comme dans sa bibliothèque.

Il ne s’arrêta qu’en voyant les deux adultes sur scène esquisser la même tête que la petite Catherine.

« Il a du talent, c’est sûr, chuchota la femme à l’oreille de l’homme, mais qu’est-ce qu’on fera de lui ?

William tira de la poche de sa veste une liasse de feuilles de lignes écrites très serrées.

— J’écris aussi des pièces ! Elles ne sont pas parfaites, mais je suis sûr qu’avec un peu de travail, elles pourront être jouées. »

L’homme jeta un coup d’œil à son amie en haussant les épaules.

« Tu sais faire à manger ?

— Non, mais j’apprends vite.

— D’accord ! Alors tu viens avec nous, mais si tu ne fais pas l’affaire, nous t’abandonnerons sans scrupules !

La femme mit un coup de coude dans les côtes de son acolyte.

— Tu es fou ? Le vieux Henry va hurler.

— Je m’en occupe, dit l’autre avec un clin d’œil.

— Ça me va ! répondit William, certain que son rêve se réalisait enfin. J’ai déjà été abandonné à la naissance, je peux courir ce risque. Et ça ne pourra pas être pire que l’orphelinat. »

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