Cette semaine, nous avons la chance d’avoir une nouvelle fois une guest. Cette autrice-auteure-autoresse (gardez la mention que vous préférez) a un œil plus acéré que l’homme qui valait 3 milliards (les vieux savent de qui je parle) pour la recherche des fautes et des problèmes dans les textes. Elle ne m’a pas autorisé en vous en dire plus. Sachez donc que je risque ma vie pour vous dévoiler qu’elle déteste le chocolat.
Bonne lecture et n’hésitez pas à commenter pour donner votre avis !!
— C’est le début d’une longue histoire d’amour. Ou alors, je ne m’y connais pas ! chuchota la vieille dame avec un sourire espiègle. Passez un bon week-end, mademoiselle ! conclut-elle, amusée, avant de tourner les talons pour rejoindre la sortie de la salle de lecture.
La bibliothécaire secoua légèrement la tête en signe de dénégation avant de d’attraper la pile des « retours ». Il serait bientôt l’heure du déjeuner, les ouvrages devaient être remis sur les étagères correspondantes sans tarder afin que tout soit en ordre dès l’ouverture le mardi matin suivant. Une nouvelle semaine débuterait. Une nouvelle semaine qui s’achèverait immanquablement par le passage de la vieille dame le samedi en fin de matinée, à moins de trente minutes de la fermeture. Et le départ également de celui vers qui elle avait tourné le regard avant d’être taquinée par sa dernière lectrice du jour.
Et le samedi suivant arriva. Avec son lot de lecteurs.
La bibliothécaire le reconnut aussitôt. C’était le jeune homme qui n’empruntait que des ouvrages d’archéologie…
À vrai dire, elle n’y avait pas vraiment prêté attention les premières fois où il s’était présenté devant son comptoir. De nombreux étudiants, à peine plus jeunes qu’elle, fréquentaient ce lieu le samedi matin et, s’il semblait peut-être un peu plus âgé que les autres. Il n’en était qu’un parmi eux à ses yeux, noyé dans la masse des universitaires venus glaner quelques précisions pour leurs cours, leurs mémoires ou leurs thèses en cours de rédaction. Peut-être d’ailleurs était-il un tout jeune professeur. Elle ne se souvenait même plus à quel moment exactement elle avait réagi quand, pour la énième fois, il avait déposé devant elle un ouvrage issu des rayonnages supportant les cotes de la classe 72. Ni pourquoi, ce jour-là, elle avait relevé ce détail singulier. C’était le numéro de cote immédiatement supérieur à celui de l’ouvrage qu’il rendait. Après avoir consciencieusement scanné sa carte de lecteur et le code barre du recueil présenté, elle avait regardé sa silhouette dégingandée s’éloigner lentement puis disparaître complètement en franchissant la porte coulissante de la bibliothèque.
Semaine après semaine, la jeune femme se surprit à attendre l’arrivée de son curieux visiteur hebdomadaire. Depuis bientôt six mois qu’elle occupait ce poste, jamais un samedi matin ne lui avait semblé aussi long. Et regarder en permanence la grande horloge ronde fixée face à son comptoir ne faisait qu’accroître l’impatience qui la tenaillait étrangement. Onze heures. Onze heures quinze. Onze heures trente. La vieille dame, elle, était déjà là pourtant. La bibliothécaire s’inquiéta sans vraiment savoir pourquoi.
Il arriva enfin. Sans se hâter, il déposa sur le comptoir le livre emprunté le samedi précédent. Elle scanna l’étiquette sans oser lever les yeux et attendit qu’il lui tourne le dos pour rejoindre l’angle le plus reculé de la salle pour l’observer plus attentivement. Très maigre, vêtu aujourd’hui d’un simple pantalon de toile et d’un pull beige, et semblant occulter le reste de son environnement, il se dirigeait sans hésitation vers ses rayonnages de prédilection situés dans l’angle le plus reculé de la salle. Quelques minutes suffirent au jeune homme pour revenir, une nouvelle couverture dans la main. La bibliothécaire la scanna et lui retendit.
— Merci, mademoiselle.
— De rien, répondit cette dernière en esquissant un sourire. À la semaine prochaine !
Le jeune homme eut un mouvement de recul et fronça les sourcils.
— Vraisemblablement, lâcha-t-il d’un ton glacial comme s’il venait d’être piégé.
— Je… Excusez-moi…, balbutia-t-elle, soudain embarrassée.
La bibliothécaire se figea et sentit ses joues s’empourprer.
Discrétion et effacement. Celle qui occupait son poste avant son arrivée avait bien insisté : « Nous sommes au service des livres et des lecteurs, avec sérieux et application, sans familiarité et sans intrusion aucune dans leur vie privée ». Au moins avait-elle été précise dans ses consignes.
La bibliothécaire secoua la tête, se morigénant intérieurement d’avoir outrepassé, ce qui ne lui ressemblait pourtant pas, les limites clairement indiquées par la précédente employée.
Depuis ce jour, et ce qu’elle considérait comme une incartade à son règlement intérieur, elle fuyait le regard de ce lecteur auréolé de mystère. Pire, dès qu’il s’approchait, elle sentait son corps se crisper et aucun autre mot qu’un simple « bonjour » ou « au revoir » ne parvenait à s’échapper de ses lèvres. À en paraître impolie bien malgré elle mais le souvenir de la réaction peu amène du jeune homme la tétanisait encore. Les mois suivants, elle avait tout de même continué à observer son manège. Avec le plus de discrétion possible.
Et les samedis s’enchaînèrent, identiques. Avec, à chaque fois, un nouvel ouvrage tiré des seuls rayonnages auxquels il semblait porter un immuable intérêt.
La bibliothécaire le reconnut aussitôt. C’était l’homme qui n’empruntait que des ouvrages d’archéologie…
Vingt ans s’étaient écoulés et, depuis vingt ans, il se tenait toujours là, devant elle, un ouvrage de la cote 72 dans la main, main désormais ornée d’une fine alliance dorée. Cela faisait un moment d’ailleurs qu’il ne venait plus toutes les semaines, trop occupé par sa vie personnelle sans doute. Elle ne le voyait en général qu’une fois par mois maintenant, le premier samedi. Mais toujours le même rituel. Il entrait, déposait l’ouvrage précédemment emprunté, disparaissait quelques minutes pour revenir avec une nouvelle couverture reliée qu’il tendait machinalement afin que le code barre puisse être scanné.
Un jour, n’y tenant plus, elle avait essayé d’en savoir davantage et, trouvant l’audace nécessaire pour braver ses appréhensions, lui avait un peu plus longuement adressé la parole. Ce n’était tout de même pas comme s’ils étaient de parfaits inconnus depuis tout ce temps. Raison peut-être pour laquelle elle avait franchi le pas.
— Vous recherchez une information spécifique ? Je peux peut-être vous aider ? questionna-t-elle en s’efforçant de conserver un timbre de voix naturel.
— Non, merci, répondit laconiquement l’homme avant de tourner les talons en guise de fin de non-recevoir.
Sa maigre tentative se soldait par un échec cuisant… La bibliothécaire était déçue. Non qu’elle s’attendît à des explications détaillées mais elle avait espéré obtenir au moins un élément qui aurait pu la mettre sur une piste plus sérieuse. Parce qu’elle en avait échafaudé des scenarios depuis le jour où elle avait remarqué cette manie saugrenue. Elle avait tout imaginé, des motifs les plus logiques aux plus extravagants… Jusqu’à l’obsession parfois, la poussant, certaines nuits d’insomnie, à noircir des pages entières de mots-clefs et de flèches les reliant pour mieux visualiser ses hypothèses. Quelle raison, quelle motivation était suffisamment puissante pour pousser un individu à n’emprunter qu’un seul type d’ouvrages, et scrupuleusement une cote après l’autre, presque une vie durant ? Elle avait même évoqué ce cas particulier avec une collègue d’un autre département qui, elle non plus, n’avait jamais vu cela.
— Il est extraordinaire, ton type ! Mais il fait quoi dans la vie ? Professeur d’histoire ? Chercheur ? Archéologue tout simplement ?
— Je ne sais pas….
— Comment ça, tu ne sais pas ? Tu ne parles pas aux gens ?
— Si… Enfin… Un peu… Mais lui, ça ne veut pas… Il me bloque…
— Il ne va pas te manger, ton type bizarre ! Et puis à quarante ans, tout de même, tu ne devrais plus être aussi timide ! avait rétorqué sa collègue en riant.
La bibliothécaire s’était renfrognée et avait changé de sujet de conversation. De retour à son poste de travail, le mardi suivant, une idée lui traversa l’esprit. Elle se connecta sur la base de données Horizon et, après un rapide tri, finalisa l’extraction de la liste des ouvrages dont elle avait sélectionné la référence devenue si singulière à ses yeux. Le résultat l’étonna. Mille cent vingt-sept livres débutaient dont la cote débutait par le nombre 72. Mille cent vingt-sept livres traitant donc d’archéologie, selon le système de classification Dewey utilisé dans les bibliothèques, étaient donc répertoriés ici et regroupés sur les étagères dont elle s’occupait ! À force d’en prendre soin, elle savait qu’il y en avait beaucoup, certes, mais… autant ! La bibliothécaire s’amusa ensuite à effectuer quelques savants calculs. À raison d’un emprunt par semaine les quatre premières années, puis d’environ un par mois depuis, si elle se projetait jusqu’à… disons…. jusqu’à l’âge estimé du départ en retraite du plus assidu de ses lecteurs, il lui en resterait encore environ cinq cent à consulter, sans compter les éventuelles nouvelles acquisitions ! Elle poussa plus avant son raisonnement mathématique et multiplia par deux le nombre des emprunts annuels potentiels de l’année présumée de fin d’activité professionnelle jusqu’au décès de l’homme, soit approximativement pendant vingt-cinq ans supplémentaires… L’homme parviendrait peut-être ainsi au bout des rayonnages… C’était improbable mais demeurait possible s’il conservait ce rythme de lecture tout au long des années suivantes. Cette constatation la laissa perplexe. Quand bien même, quelle était donc la raison secrète qui poussait cet homme à l’apparence froide et tranquille à lire et lire et lire ces ouvrages, l’un après l’autre ?
La bibliothécaire le reconnut aussitôt. C’était le vieil homme qui n’empruntait que des ouvrages d’archéologie…
Toujours et encore. La bibliothécaire qui, d’ailleurs, n’était plus la bibliothécaire en titre des lieux. Presque dix ans aujourd’hui qu’elle avait pris sa retraite. Par nostalgie, elle revenait dans la salle, sa salle, dont elle avait eu la charge pendant quarante ans. Quarante ans… Une carrière entière. Elle en aurait des choses à raconter, elle en aurait des histoires à rapporter, des romans à écrire… sauf un peut-être. Parce qu’il lui manquait une composante importante de l’intrigue. À présent, c’était elle qui s’asseyait confortablement dans l’un des fauteuils moelleux mis à la disposition des lecteurs et se plongeait dans la lecture d’une revue, jetant un coup d’œil parfois agacé à un individu qui aurait troublé la quiétude du lieu avec un babillage futile. Et c’était le samedi qu’elle venait. Uniquement le samedi. Pour lui.
Le vieil homme était apparu dans l’encoignure de la porte. Il marchait difficilement. Plusieurs minutes lui étaient à présent nécessaires pour rejoindre le fond de la bibliothèque où se trouvaient les étagères de la classe 72. L’ancienne bibliothécaire releva la tête des pages colorées qu’elle tenait négligemment devant elle et ajusta sa paire de lunettes pour mieux observer, par-dessus sa monture d’écaille, l’un des plus anciens inscrit dans le fichier des adhérents actifs. Les lèvres pincées, elle soupira. Elle avait vu les marques du temps buriner peu à peu le visage de son énigmatique habitué des lieux, elle avait vu ses cheveux blanchir, elle avait vu son dos se voûter au fil des années et sa démarche devenir de plus en plus chancelante et hésitante… . Il arborait désormais un air triste, comme rongé par un mal intérieur. Elle n’était pas mieux, elle en était consciente… Un peu plus alerte certainement… Quoique. Le vieil homme lui renvoyait l’image de ce qu’elle était également devenue, une femme âgée qui avait traversé les décennies sans presque s’en rendre compte. Perdue dans ses pensées, elle sursauta quand elle se rendit compte que le vieil homme se tenait debout à ses côtés.
— Bonjour, lui dit-il. Excusez-moi de vous déranger pendant votre lecture… Vous permettez ?
L’ancienne bibliothécaire opina de la tête, toujours aussi incapable de de prononcer le moindre mot.
— Je vous observe depuis bien longtemps, madame. Et votre façon de me regarder sans en avoir l’air m’a souvent amusé…
Elle baissa la tête, gênée. Elle avait tellement été vigilante, pourtant, à ce qu’il ne le remarque pas… De toute évidence, pas suffisamment.
— Je comprends vos interrogations, madame, reprit-il. Vous êtes aussi persévérante que moi finalement… Voudriez-vous que nous en parlions lors de ma prochaine visite ? Samedi en quinze, cela vous conviendrait-il ?
Pour la première fois, l’ancienne bibliothécaire osa le regarder vraiment dans les yeux. Elle esquissa un furtif sourire et acquiesça en silence. Le vieil homme la salua d’un geste de la main avant de prendre laborieusement le chemin de la sortie. Surprise par ce revirement soudain de situation, elle avait du mal à réaliser ce qui lui arrivait. Elle allait savoir ! La clé du mystère allait enfin lui être dévoilée ! Son obsession reprit le dessus les jours suivants, monopolisant la moindre de ses pensées. Elle ressortit ses notes qu’elle étala sur la table de son séjour. La réponse était là, la réponse était forcément là. Elle en aurait bientôt la confirmation.
Le samedi convenu, elle était à la bibliothèque bien avant l’heure habituelle. Elle s’installa dans son coin et tenta de tromper son impatience comme elle le pouvait. Mal. Onze heures. Onze heures quinze. Onze heures trente. Puis quarante-cinq. Midi. L’homme ne se présenta pas au rendez-vous qu’il avait lui-même fixé. Le samedi suivant non plus. Froissée par ce manque de respect, de tact ou de politesse, elle ne savait plus quel terme employer finalement, l’ancienne bibliothécaire revint méthodiquement tous les samedis. En vain. Elle attendit néanmoins deux mois avant de poser la seule question qu’elle estimait personnelle à celle qui lui avait succédée derrière le comptoir de la bibliothèque.
— Pourriez-vous me dire si le vieux monsieur qui n’emprunte que des ouvrages d’archéologie vient un autre jour de la semaine maintenant ? chuchota-t-elle fébrilement.
La réponse fut lapidaire.
— Je suis désolée, madame, il est décédé. Il ne viendra plus.
Ah mon dieu c’est horrible cette fin ! Je voulais savoir pourquoi il empruntait ces bouquins, moi !
Je suis 100% d’accord