Une nouvelle assez longue (4800 mots) inspirée par des paupiettes, parce que tout le monde aime les paupiettes, non ? En tout cas, Celle de X aime suffisamment ça pour m’en faire une phrase de départ 😉
« Tiens, il y a des paupiettes ce midi au self… J’adore ça, moi les paupiettes. C’est super bon. Tu ne trouves pas ? »
Arthur sursauta. Combien de temps avait-il dormi ? Immédiatement, il sentit la gueule de bois lui étreindre le crâne. Patrick le regarda par-dessus ses lunettes avec un air dubitatif.
Arthur se gratta le sourcil à la naissance de la tempe. Le bruit résonnait dans son crâne comme s’il avait été amplifié et se répandait dans toute la pièce. Que voulait lui dire Patrick ? C’était un quadragénaire sympa, proche de la cinquantaine. Il bossait à la compta mais passait souvent dans l’open space pour voir régler en direct les problèmes. Arthur se doutait que c’était aussi pour tenter de draguer Sabrina, mais pour l’instant, ça n’avait pas l’air de marcher fort. Sabrina semblait, elle, plutôt intéressée par Andy, du service communication. Évidemment, avec une carrure d’athlète, dix ans de moins et beaucoup plus de cheveux que Patrick, Andy avait tout pour plaire comparé au comptable, quoique Arthur le trouvait un peu trop imbu de lui-même.
« Ça va ? demanda Patrick. Tu n’as pas l’air dans ton assiette.
— Hein ? Non, je… je réfléchissais, répondit évasivement Arthur, tentant de cacher sa biture.
— Alors ? Paupiette, ce midi ? Ça te dit ?
— Je ne sais pas, je me sens un peu barbouillé. Je pense que je vais sauter ce repas et essayer de me reposer un peu, plutôt. »
Patrick haussa les épaules. Il ne pouvait pas faire grand-chose et comprenait bien l’envie de son jeune collègue de se reposer s’il n’allait pas très bien. Il n’avait pas l’air en forme. Genre, il aurait pris une cuite la veille au soir qu’il n’aurait pas une tête plus défaite. Après tout, on était vendredi. Tout le monde sortait le jeudi soir à s’en rendre malade. Et personne n’était vraiment opérationnel le vendredi. Enfin, pour Patrick, ça faisait un certain temps qu’il avait arrêté de sortir comme ça. Entre les mises en couple puis les gosses, tous ses copains et lui avaient fini par laisser tomber ce rituel. Il ne savait pas si c’était mieux ou non. Il aimait son confort, pouvoir se coucher tôt et ne pas avoir la tête dans un étau le matin, mais quelque part, ça lui manquait de sortir sans se soucier du lendemain, de s’amuser sans penser aux regards des autres, de boire et de faire des conneries sans réfléchir aux conséquences. En y réfléchissant, il en avait fait des trucs à la limite de la légalité, parfois même du mauvais de côté de la limite, mais en y repensant, c’était plutôt marrant. Il n’avait tué personne non plus. C’était toujours resté potache.
Patrick allait partir quand il remarqua, dans le box d’à côté l’absence de Jean-Louis, un type froid et hautain que personne n’appréciait à l’étage hormis les managers parce qu’il n’y avait pas plus lèche-cul et délateur.
« Il est pas là, l’autre ? Je l’ai pas encore vu.
Arthur réfléchit et ses yeux s’écarquillèrent.
— Oh ! Putain !
— Il lui est arrivé quelque chose ? demanda Patrick.
— Euh… non, non, je sais pas où il est, mais je viens juste de me souvenir qu’il m’avait donné un rapport à rendre pour 10 heures et que je l’ai pas encore fini.
— Ah ! Dans ce cas, je t’embête pas plus. On se voit plus tard ! »
Patrick laissa son collègue seul dans son box. Arthur se retourna vers son ordinateur, mais loin de poser ses doigts sur le clavier, il posa ses coudes sur le bureau et se frotta le visage lentement. Il essayait de se souvenir de la soirée très arrosée. Trop. Beaucoup trop. En entendant le prénom de Jean-Louis, il avait eu un flot d’images folles lui passer devant les yeux. À présent, il tentait de savoir s’il s’agissait d’évènements vécus ou simplement rêvés. L’alcool. Pourquoi fallait-il qu’il boive toujours autant ? Chaque vendredi, il se disait la même chose, mais chaque jeudi, il recommençait.
Un café fort et une discussion avec son pote de soirée lui permettraient sûrement de savoir ce qu’il s’était passé.
Arthur prit le chemin de la cafeteria pour y retrouver Jules, le chef de cuisine. Ils étaient devenus amis au fil des bonjours et de courtes discussions à chaque passage à la chaîne du restaurant d’entreprise. Les quelques soirées où ils s’étaient retrouvés par hasard avait fini de souder cette amitié. Ils ne se voyaient jamais en dehors du moment du repas ou des beuveries du jeudi soir, ne parlant que par langage presque codé pour celles et ceux qui les entouraient au travail. Ils aimaient le côté Fight Club de leur amitié, qui n’avait de réalité que dans certains moments précis.
Mais aujourd’hui, Arthur avait besoin de discuter avec Jules. La soirée d’hier soir frisait plus le projet Chaos que la simple rencontre pour un combat.
La cafét’ était vide. Arthur passa dans partie réservée au service et colla son nez contre la vitre qui donnait directement sur la cuisine. Il dut attendre quelques instants pour que quelqu’un le remarque. À travers le hublot, une cuisinière comprit qui le visiteur venait voir et l’appela. Arthur eut l’impression d’attendre de longues minutes avant que Jules n’arrive enfin. Il avait les yeux cernés et rouges, mais souriait.
« Salut l’ami. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
— Tu as l’air plus en forme que moi, putain.
— L’habitude. Je sais faire semblant d’être sobre depuis tellement longtemps que c’est une seconde nature… Mais c’est clair qu’on a pris une sacré mine, hier soir. Difficile d’ouvrir les yeux, ce matin.
Arthur préféra aller droit au but.
— Est-ce que tu te souviens de ce qu’on a fait hier soir ? J’ai un énorme trou noir, mais j’ai comme des flashs. Pourtant ça ne correspond à rien.
— C’est-à-dire ?
— Tu te souviens qu’on est sorti avec Jean-Louis, hier ? »
Jules se gratta le menton. Il fallait qu’il remette déjà qui était ce Jean-Louis. Il voyait passer toute l’entreprise du PDG au dernier agent d’entretien, mais il ne connaissait aucun prénom, ou presque.
« Un type un peu plus grand que moi, tout sec, les cheveux noirs, gominés sur le côté. Il a toujours un air coincé.
— Aaaah ! L’asperge ! Oui, je vois. Celui qui prend toujours quatre morceaux de pains et ne dit jamais « bonjour » ni « merci ».
— Voilà. Dans ton souvenir, on a bu des coups avec lui ?
— LOL. Je me souviens de rien hier soir après la boîte. Et je suis même pas sûr que ce mec boive. Ni sorte, en fait.
— Pourtant, j’ai l’impression de le voir dans mes souvenirs, répéta Arthur, espérant que ça les rendrait plus compréhensibles. T’as pas un café, là ? »
Jules fit un signe de tête à son ami et se dirigea vers la machine à expresso. Habituellement, elle fonctionnait avec des jetons payants, mais Jules avait la clef pour la faire cracher gratuitement. Il en tira deux gobelets fumants.
« Est-ce que tu peux me dire de quoi tu te souviens exactement ? » demanda Arthur.
* * *
La veille au soir, les deux amis s’étaient retrouvés, comme tous les jeudis, au McKernik, le pub où commençaient toutes leurs soirées. Au bout de la quatrième pinte chacun, ils en partirent pour rejoindre le reste de leur groupe en boîte de nuit. Le West Coast était le genre de nightclub où il était facile de trouver des filles qui voulaient juste s’amuser. Arthur comme Jules n’avaient pas comme optique des relations suivies, même s’il leur était déjà arrivé de rentrer avec des filles qu’ils avaient déjà rencontrées. Au West Coast, les deux hommes retrouvèrent Franck, Benjamin, Thomas, Émilie et Emma, eux aussi déjà bien alcoolisés. Ils avaient une table et une bouteille de vodka presque finie et commandèrent la seconde à l’arrivée de leurs amis.
Au bout de deux heures à boire, se dandiner sur la piste de danse et tenter sans succès de séduire une jeune femme aux courbes alléchantes, Arthur annonça qu’il rentrait chez lui. Il était déçu du manque de résultat de sa drague et avait un dossier important à rendre le lendemain matin. Il n’avait pas fini et dormir un peu ne lui ferait pas de mal pour réussir à remettre autre chose qu’un torchon. Surtout que c’était Jean-Louis qui lui avait demandé et vu comme il était con, il ferait tout pour le pourrir auprès de la hiérarchie s’il lui rendait un travail incomplet ou bâclé.
Jules décida qu’il était hors de question de laisser son pote partir comme ça, tout seul alors qu’il n’avait pas le moral. Les deux amis sortirent de la boîte de nuit. Ils montèrent dans la voiture de Jules.
« Tu sais ce qu’il te faut ? À manger. Il faut que tu ingurgites quelque chose. On va à la cuisine, je te prépare un truc vite fait et je te ramène chez toi. Tu dormiras mieux avec le ventre plein et tu te réveilleras avec toute l’énergie nécessaire pour finir ton papier ! Fais-moi confiance ! »
Arthur ne répondit pas. Il était fatigué et avait trop bu. Il voulait dormir, mais son estomac s’agitait à la simple idée d’être rempli.
La route jusqu’au boulot ne fut pas longue.
« Tu as les clefs ? demanda Arthur. Je ne pense pas que le vigile nous ouvre.
— T’inquiète pas pour ça, je connais tous les moyens d’entrer sans être vu. »
Jules passa par le quai de livraison. Il souleva le paillasson et prit la clef qui attendait là.
La porte fut déverrouillée et la clef remise en place.
« Il n’y a pas d’alarme ? s’étonna Arthur.
— Pas sur celle-là. Les livraisons à 5 h du mat’ ça foutait la merde avec les vigiles, alors ils ont décidé de désactiver l’alarme sur cette porte. Presque personne est au courant.
— J’espère qu’il y aura jamais aucun problème, parce que la clef facilement trouvable plus une porte pas sous alarme, c’est le meilleur moyen pour avoir des intrusions voire des vols sans traces.
— Tu t’inquiètes trop, moi je dis. Allez, viens. »
Les deux hommes entrèrent dans le couloir seulement éclairé par les diodes des blocs autonomes d’éclairage de sécurité. On y voyait suffisamment, enfin ils y auraient vu suffisamment avec moins d’alcool dans le sang. Jules se cognait dans les tables, les cartons, les objets qui traînaient et auraient dû être rangés, et comme n’importe quel type beaucoup trop aviné, il en riait et essayait de faire moins de bruit en en faisant plus. Un doigt sur la bouche, il ordonnait à Arthur d’arrêter de s’esclaffer, lui aussi, mais l’effet comique ne faisait que raviver les rires.
Entrant dans la cuisine, les deux avinés se figèrent. Une forme imprécise se découpait dans la pénombre. Même avec ce taux d’alcool, peut-être même à cause de lui, les imaginations partirent vite et loin. Jules eu l’impression de voir le Joker dans la cuisine des mafieux. Il venait pour les tuer à coup de crayon à papier. Arthur voyait la silhouette de la mort voutée qui n’attendait qu’eux pour finir son festin. Il aurait voulu fuir, mais ses jambes semblaient rivées au sol.
D’une main tremblante, Jules tâtonna pour trouver l’interrupteur de la lumière. Les néons clignotèrent, agressant leurs yeux, avant de s’allumer définitivement.
Les deux hommes ne crurent pas leurs yeux. Ils devaient être dans un délire du à tout ce qu’ils avaient bu. Au milieu de la cuisine se trouvait Aimé, le vigile. Il était en train de découper un énorme saucisson. Il avait l’air aussi gêné que les deux visiteurs de nuit.
Un silence lourd s’installa. Aucun de ces trois-là n’aurait dû être là. Finalement le vigile se redressa, son visage se détendit et il sourit.
« Les gars ! Vous en voulez une tranche ? »
* * *
« Tu te souviens de tout ça ? s’étonna Arthur. Pour moi, c’est le trou noir.
— Je dois avouer qu’à partir de ce moment, je sais plus trop ce qu’il s’est passé…
— Il faut qu’on appelle Aimé. Il doit pouvoir nous raconter la suite. Tu as son numéro ? »
Évidemment, Jules avait son numéro. Il commençait tôt et c’était toujours utile d’avoir le portable du vigile de nuit en mémoire, au cas où il y avait des problèmes. Il tira son portable de la poche et trouva le contact.
Le téléphone sonna quatre bonnes fois. Jules s’attendait à basculer sur la messagerie, mais la voix endormie d’Aimé se fit entendre.
« Salut Aimé, je suis désolé de te réveiller, mais là je suis avec mon pote Arthur et on a pris une tellement grosse cuite, cette nuit, qu’on sait plus trop ce qu’il s’est passé. Je sais juste qu’on t’a vu dans la cuisine, mais après, impossible de nous souvenir. Tu peux nous dire ? »
* * *
Arthur et Jules se détendirent et acceptèrent l’offre. Ils étaient venus pour faire la même chose, alors pourquoi refuser ? Le cuisinier, habituellement maître des lieux, s’approcha du vigile.
« Je ne m’attendais pas à te trouver là, à cette heure !
— C’est l’heure de la ronde, j’avais un petit creux. »
Jules savait qu’il tapait de temps en temps dans le stock, mais rien de bien méchant, juste de quoi se faire un sandwich de temps à autre.
Heureux d’avoir trouvé un nouvel ami pour faire la fête, il allait chercher une bouteille de champagne de la réserve du patron. Il y en avait toujours au frais pour arroser les contrats ou les promotions des dirigeants. Personne ne se rendrait compte qu’il en manquerait une. Le magasinier était un vieil idiot qui avait du mal à compter au-delà de douze…
« Champagne saucisson ? s’étonna Aimé.
— Il faut s’qui faut ! répondit Jules. Y a des jours… ou des nuits… où il faut savoir se faire plaisir.
— T’as bien raison ! »
Arthur avait déjà ramené des verres, ces verres de cantine que tout le monde connaissait depuis l’école et l’époque où on regardait le numéro au fond pour connaître son âge.
« Et servi, dans les verres les plus classes du monde », ajouta-t-il ironiquement.
Les trois hommes mangèrent et burent dans la cuisine, en parlant de tout et de rien, du foot, des filles, de la secrétaire du 4e et de sa chute de reins, du connard de la branche commerce qui se prenait pour le Roi Soleil en chiant sur la gueule du grand patron… les discussions habituelles. Au bout d’un bon quart d’heure, Aimé s’excusa :
« Désolé, les gars, je dois vous laisser. Je devrais déjà avoir fini ma ronde et je vais avoir des problèmes si les boss voient que j’ai traîné. Oubliez pas d’éteindre la lumière surtout en partant.
— Ouais ! T’inquiète, mec ! On va tout ranger. Il restera plus une trace de notre passage », lui répondit Jules.
Aimé les salua avant de les laisser.
* * *
« Mais il s’est passé quoi, après ?
À l’autre bout de la ligne, Arthur comprit qu’Aimé haussait les épaules.
— Aucune idée, je vous ai pas revus et à ma ronde suivante, j’ai jeté un coup d’œil par le hublot de la porte et vous n’étiez plus là. Tout était éteint et rangé. Je me suis dit que vous étiez partis. »
Arthur et Jules remercièrent le vigile pour ses réponses et raccrochèrent.
« Non, mais si ça se trouve, on est rentrés dormir tranquillement chez nous, suggéra Jules.
« On a peut-être juste fini de bouffer avant d’aller dormir, puisque je me suis réveillé au bureau tout à l’heure. Dans mes fringues d’hier. Heureusement que c’est casual friday, aujourd’hui, sinon je me serais fait démonter par mon manager de pas être en costard.
— Ouais, ça doit être ça, parce que, moi, je me suis réveillé ici… »
Arthur soupira en plongeant les mains dans ses poches arrière de jean. Il en tira une feuille A4 pliée en huit n’importe comment. Il ne se souvenait pas de ce que c’était et lança à Jules un regard interrogateur, mais son ami n’en savait pas plus. D’un coup de menton, il l’invita à découvrir de quoi il s’agissait.
C’était une page, remplie de phrases. Un texte dont la première et la dernière phrase étaient incomplètes. Ce n’était pas lui qui l’avait écrite et il ne savait pas ce que cette feuille faisait dans sa poche.
« Rappelle-moi ce qu’on cherche, en fait ? demanda Jules, dubitatif devant cette page.
— J’en sais rien. Je cherche à savoir pourquoi j’ai eu une vision de Jean-Louis en me réveillant alors qu’il n’est pas là aujourd’hui… Je m’inquiète peut-être pour rien…
— Non, mais pourquoi tu penses qu’il y a un rapport entre nous et son absence ?
— J’en sais rien. J’ai juste l’impression de le voir dans les bribes de souvenirs de cette nuit…
— Ce mec était trop bizarre pour qu’on le croise en boîte et on n’a pas pu passer chez lui pour lui proposer de boire un coup, puisqu’on sait qu’on n’est pas ressortis d’ici ! »
Arthur réfléchissait. Il y avait forcément une bonne raison qu’il ait cette sensation, ces images en flash de ce collègue si énervant.
« Et cette feuille, reprit Jules, tu penses qu’elle a un rapport avec lui ? »
Il était 11h20. Une des collègues du chef de cuisine commença à mettre en place les bacs gastronomes à la chaîne, prêt pour la distribution. Le fumet de la viande vint chatouiller les narines d’Arthur mais eut plutôt tendance à lui soulever l’estomac qu’à lui donner l’eau à la bouche. Sa gueule de bois était sévère.
« Je suis sûr que c’est lui qui a écrit ça.
— Comment tu peux en être si sûr ? Et comment tu l’aurais récupéré ? C’est juste une feuille volante ! »
Cette phrase ramena de nouvelles images à Arthur. Il tira une chaise et s’assit. Les coudes posés, les mains sur les tempes, les doigts dans les cheveux, les yeux fermés, il cherchait à dissiper les brumes de l’alcool et revivre sa nuit. Aimé lui avait dit les avoir laissés seuls dans la cuisine. Arthur revoyait vaguement les images. Jules était allé ouvrir un frigo et en avait tiré des steaks hachés, sorti une poêle, allumé la hotte, le gaz, lancé la cuisson.
Les images n’étaient pas claires, mais elles semblaient être bien réelles.
Ils avaient mangé sur le coin du piano. Arthur se souvenait comme ingurgiter quelque chose de chaud lui avait redonné quelques forces rapidement attaquées par le champagne de la bouteille qu’ils finirent peu de temps après.
* * *
« Bon, allez, il est vraiment tard ! dit Arthur. Il faut que je rentre dormir un peu sinon, ça va être l’horreur demain.
— Tout à l’heure, tu veux dire ! répondit Jules ironiquement.
— Fais pas chier. Si j’arrive à dormir au moins 3 heures, ça devrait le faire. Comment tu fais, toi, pour jamais être défoncé le matin ?
— L’habitude. Tu sais quand j’étais apprenti et que je faisais les saisons, on finissait à 2 heures du mat’, on sortait en boîte, et quand on rentrait, on se mettait un coup de flotte sur la tronche et on repartait au boulot. C’était comme ça pendant quatre mois. Une fois que tu as survécu à ça, c’est pas une nuit un peu blanche qui change grand ch…
— Chut ! » l’interrompit Arthur en tendant l’oreille.
Il avait entendu un bruit.
« Ça doit être Aimé qui fait une autre ronde ! » répondit nonchalamment Jules.
Arthur n’y croyait pas. Il se dirigeait vers l’interrupteur pour éteindre la lumière quand la porte donnant sur la salle de restauration s’ouvrit et laissa apparaître Jean-Louis.
« Qu’est-ce que vous faîtes là ? Vous n’avez rien à faire dans les locaux à cette heure ! Je vais en référer au patron et au DRH, vous allez être renvoyés et vous n’aurez que ce que vous méritez.
— Tu vas te calmer, toi ! l’engueula Jules.
Il n’aimait pas ce type, du peu qu’il le côtoyait, mais il n’aimait surtout pas se faire agresser, surtout quand il avait trop bu.
— Je suis le responsable de cette cuisine et j’ai reçu un message d’alerte d’un des frigos, parce qu’il y a un problème de température, alors je suis venu tout de suite pour vérifier.
— Et lui ? Qu’est-ce qu’il fait là alors ? demanda Jean-Louis, hargneux, comme un animal prêt à mordre, en désignant Arthur.
— On était ensemble en boîte et comme c’est moi qui le véhicule, il est venu avec. Ça te pose un problème, mec ?
— Mais vous avez bu ? Vous êtes complétement saoul ! Et vous conduisez dans cet état ! Je vais en informer la police, qu’ils viennent vous arrêter sur le champ. »
Arthur avait vu que Jean-Louis tenait une grosse liasse de feuilles. Il s’était approché furtivement et lui arracha des mains avant que l’autre ne puisse rien faire. Jean-Louis courut après son collègue mais fut bloqué par Jules.
« Rend-moi ! Ou je te…
— Ou je te quoi ? demanda Jules le regard rivé dans celui de l’importun.
Pendant ce temps, Arthur lut à voix haute.
— Nuits chaudes en Alaska, par Maggy Smith.
— Arrête ! » ordonna Jean-Louis, mais cela ne fit que motiver un peu plus Arthur à continuer sa lecture.
Il ouvrit la pile de feuilles au hasard et prit un paragraphe au hasard.
« Emma était si heureuse de se blottir dans les bras de John après cette si longue journée dans la neige. John sentait si bon. Ses bras étaient si rassurants. Emma passa ses doigts fins sur le torse de John et sentit immédiatement monter le désir en lui. »
Arthur éclata de rire. Lire à voix haute n’était pas un exercice qu’il trouvait facile mais le faire avec la bouche pâteuse de trop d’alcool rendait la chose des plus burlesques.
« Si tu continues, je t’arrache la langue ! hurla Jean-Louis.
— Ne me dit pas que c’est toi qui écris ça ! Tu restes au bureau aussi tard tous les soirs pour écrire des romans érotiques ?
Arthur n’en pouvait plus de rire.
— Ils vont tous être pliés au bureau, demain, quand je vais leur raconter ça !
L’attitude de Jean-Louis changea du tout au tout. Jusque-là, il était agressif et se prenait pour un prédateur ; à présent, il semblait craintif.
— Non ! Je t’en prie, ne dis rien !! Je te jure que je ne parlerai pas de ce que j’ai vu cette nuit si, tu me promets de pas parler de ça !
Arthur s’esclaffa.
— J’en ai rien à foutre de ta merde ! répondit Arthur. Allez, Jules, Si on a fini, on se casse. »
Et Arthur jeta la liasse de feuilles en direction de Jean-Louis. Les feuilles se séparèrent les unes des autres et se répandirent dans toute la cuisine. Il y en avait partout : par terre, sur les tables, sur le piano, sur les machines bizarres dont Arthur n’avait aucune idée de l’utilité. Pour embêter son collègue quand même un petit peu, il prit une des pages pendant que l’autre regardait ailleurs et la plia à la va-vite pour la ranger dans la poche arrière de son jean. Avant d’en sortir, Arthur regarda une dernière fois Jean-Louis en train de ramasser son texte éparpillé.
« Je suis trop crevé. Et vue l’heure, je vais pas rentrer chez moi pour si peu. Je vais me jeter sur mon bureau et dormir là.
— Ok, mec. Je pense que je vais faire comme toi, une fois que l’autre aura vidé ma cuisine. Bonne nuit !
— Ouais… bonne nuit… »
Assis devant son clavier, la dernière pensée qui avait traversé l’esprit d’Arthur fut de savoir si Jules avait réussi à virer l’autre casse-pieds de la cuisine. Il s’endormit sans s’en rendre compte et sans entendre le cri qui venait de la cuisine.
* * *
11h30 sonnèrent à l’horloge murale de la salle de restauration.
« Donc, on a bien croisé Jean-Louis cette nuit. C’est très clair, maintenant. Mais pourquoi il est pas là aujourd’hui ?
— Oui, ça commence à me revenir. Je me suis fait un café pour lui laisser le temps de ramasser son bordel, et comme je le voyais pas sortir, j’y suis finalement retourné. Il était plus dans la cuisine mais ce con avait allumé toutes les machines qu’il pouvait, juste pour faire chier. Après, je dois t’avouer que je me souviens plus de grand choses. Déjà, tout ce que tu viens de me raconter, il y a beaucoup de trucs qui me disent pas grand-chose…
— Bah, je sais pas pourquoi je m’inquiète pour ce type, en fait, conclut Arthur. Je crois que je vais aller dormir encore un peu sur mon bureau. J’ai toujours pas rendu mon papier et il va vraiment falloir que je m’y mette.
— Chef ? les interrompit le cuisinier qui venait d’ouvrir la porte du self, laissant entrer une bonne dizaine d’affamés, dont Patrick, le comptable. Chef, on fait quoi du reliquat de viande hachée ? On a déjà fait des paupiettes pour au moins trois services, mais il en reste de quoi en faire au moins autant. Je sais pas pourquoi vous en avez hachez autant.
Arthur jeta un regard intrigué vers son ami.
— A priori, j’étais tellement défait cette nuit que j’ai préparé le haché pour les paupiettes au lieu d’aller dormir, répondit Jules en haussant les épaules.
Arthur se pencha pour chuchoter au chef pour que son cuisinier n’entende pas :
— J’ai peut-être trop d’imagination, mais on a Jean-Louis qui a disparu et toi qui a trop de chair à saucisse… »
Jules pâlit.
Cet idiot de Jean-Louis ne serait pas parti en laissant toutes les machines allumées, mais il serait plutôt tombé dans le hachoir à viande ? Pourquoi serait-il allé là-dedans ? Jules écarquilla les yeux en revoyant dans sa mémoire embrumée une des feuilles finir dans la bouche du hachoir. Était-il si désespéré pour aller la chercher jusque-là ?
Jules s’appuya sur la table, puis tira une chaise pour s’asseoir en face d’Arthur qui semblait assommé. Son cuisinier était repartit.
« Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que tu sais ? Ne me dis pas que c’est ce que je crois…
— Je… Quand je suis rentré, il n’y avait plus personne. La machine était fonctionnait, j’ai pas fait attention. Je ne me souviens pas vraiment de quand j’ai commencé à préparer la bouffe. Je sais même pas si regardé s’il y avait déjà quelque chose dans le bac…
— Oh merde. Il faut faire quelque chose. Il faut en parler à la police, il faut leur dire qu’on y est pour rien.
— Ils vont jamais nous croire… Personne n’aimait ce type. Chaque personne de la boîte avait au moins une raison de vouloir le tuer.
— Putain de merde ! s’écria Arthur en se redressant. Ils vont le bouffer ! Ils vont bouffer Jean-Louis ! »
Le jeune homme se précipita vers la chaine et ordonna aux cuisiniers d’arrêter la distribution des paupiettes puis il courut vers son collègue dont la fourchette surmontée d’un morceau de viande alléchante approchait dangereusement la bouche.
« Arrête ! arrête-toi ! »
Patrick, cette fois-ci, regarda Arthur comme le dernier des poivrots. Qu’il prenne une charge un jeudi soir, il pouvait comprendre. Qu’elle dure si tard et que ça devienne un véritable délire alcoolique, il ne pouvait le cautionner.
« Que se passe-t-il ? demanda le comptable.
— Je…
Arthur fit des grimaces, sourit, articula des syllabes muettes, mais n’arriva pas à avouer ce qu’il savait.
— Tu vas me dire quelque chose ou tu vas continuer à faire la carpe ?
— D’abord, il faut que tu me promettes que tu gardes tout ça pour toi.
— Je crois que la moitié de l’entreprise est en train de se poser des questions sur ta santé mentale, là. Je ne sais pas s’il y aura grand choses qui va pouvoir rester secret…
— Tu vois Jean-Louis ?
— Oui ! Eh bien quoi ?
— Si Jean-Louis n’est pas venu travailler aujourd’hui c’est parce que…
Arthur regarda en tous sens avant de baisser la voix.
— … c’est parce qu’il s’est jeté dans le hachoir à viande cette nuit sans que personne s’en aperçoive, et ce matin, quand ils ont préparé les paupiettes… Tu vois, en fait, les paupiettes, c’est Jean-Louis.
Patrick regarda sa fourchette en levant un sourcil puis la posa d’un air exaspéré.
— Tu ferais mieux de rentrer chez toi avant de prendre un blâme ou de te faire virer. C’est ce qui va arriver si tu continues à raconter n’importe quoi.
— Non, mais c’est vrai. Ce serait vraiment pas drôle si c’était une blague, c’est clair. Sérieusement, la cuisine est une scène de crime, il faut qu’on appelle les flics pour qu’ils fassent des relevés.
Patrick ferma les yeux pour soupirer lourdement.
— Jean-Louis va très bien. Je l’ai eu au téléphone ce matin. Il avait posé sa journée ! Il m’a raconté votre aventure dans la cuisine et c’est lui qui a allumé le hachoir pour vous emmerder. Mais il n’était pas dedans ! »