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263 — [NMN2017] nouvelle n°20 – Le Bar de la Fin du Monde

Cette semaine sera la dernière pour le marathon de la nouvelle format 2017(/2018).
C’est un triste constat parce que j’aurais bien voulu continuer (au moins jusqu’à la semaine 26 et avoir tenu 6 mois), mais je me rends compte que je n’arrive pas à avancer les autres projets comme je le voudrais.

Cette année, je l’ai déjà dit dans un précédent billet, je veux absolument finir La Neste Funeste, suite de l’Horloge de la XIIIe Heure, mais pour y arriver, je dois arrêter ce marathon.

J’en ferai un petit bilan dans les prochains jours, je pense.

En attendant, voici une nouvelle qui tombe presque à propos, avec une phrase de départ donnée par Alice_S.


Les lutins n’étaient pas en retard, mais personne n’en avait rien à faire.

Ils étaient dégoulinants. Dehors, il pleuvait des cordes. Les gémissements lointains du métro aériens couvrirent un instant la musique dans l’établissement.

Le bar était rempli comme rarement. C’était un endroit toujours rempli, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Il brassait une population hétéroclite. Le patron avait dès le départ voulu en faire un lien de quiétude pour tous ceux qui cherchait un coin tranquille.

Les lumières néons violettes, bleues ou rouge n’éclairaient que peu. Dans cette ambiance volontairement tamisée, il était difficile de distinguer clairement celles et ceux qui étaient déjà présents, mais on pouvait voir, accoudés au comptoir, quelques démons des troisième et quatrième cercles, au vu de leur carrure ; une bande de sept ou huit lycanthropes dans un coin un peu plus sombre ; une délégation de vampires blêmes à l’exact opposé ; des centaures maladroitement assis sur des banquettes ; des fées de toute origine qui discutent des harpies. En y regardant bien, on pouvait même voir un ou deux anges déchus.

Les lutins avancèrent entre les pattes de tout ce petit monde pour tenter de se frayer un passage jusqu’au comptoir.

Contrairement à la lumière, la musique était forte et agressive, mais elle parvenait, comme l’obscurité à donner un peu d’intimité à tous les clients.

Les petits êtres durent se faire la courte échelle pour que le chef puisse arriver au niveau du zinc. Les sièges étaient tous pris et personne n’aurait laissé le sien.

Emil, le patron arriva. Grand, trapu, aussi barbu que chauve, il serait passé inaperçu s’il n’avait pas senti si fort l’humain. Il ne pouvait pas se défaire de la moitié de son patrimoine génétique et les clients s’en accommodaient en général, mais les lutins avaient l’odorat fin — reste de milliers d’années de vie en pleine nature — et le chef ne put retenir une grimace de dégoût. Voyant le patron froncer les sourcils, le lutin se souvint de la réputation de cet hybride, fils d’un humain et d’une naïade. Il ne valait mieux pas le fâcher. Surtout pas ce soir.

« Qu’est-ce qu’il y a comme monde !

— Tout le monde veut voir ça ! Même vous, vous êtes là, non ?

— Oui, effectivement… nous ne voulions pas manquer sa venue. Depuis le temps…

— Enfin, rien n’est sûr. On en parle depuis un moment déjà, mais ça n’est jamais vraiment arrivé. Je vous sers quoi ? »

Le chef des lutins hésita en regardant ses sbires, sous lui, en train commencer à souffrir à cause du poids. La pyramide lutine tangua et le chef percuta un démon, qui se retourna vers l’importun. Le chef lutin ne sut pas si le rictus mécontent du monstre était dû à son humeur ou à ses canines géantes qui lui déformaient la bouche, mais il ne préférait pas en savoir d’avantage. Il s’excusa et réprimanda sa troupe. Comment pouvait-elle oser faire risquer à son chef des problèmes avec un tel démon ?

« Bon alors ? Vous prenez quoi ? revint à la charge Emil.

— Je… euh… nous allons prendre un jus de racine de sprout avec des tanguireux grillés.

— J’ai plus de jus de sprout, mais je peux vous proposer du sirop d’anacrole.

Le chef regarda vers en bas. Deux de ses lutins acquiescèrent, les autres étaient trop occupés à souffrir de l’effort.

— Oui, ça ira, merci. »

Le chef sauta au pied du bar dans un soupir de soulagement de sa troupe. Il partit en quête d’un espace disponible, mais fut à son tour bousculé. Devant lui, un corps de serpent dressé avançait en rampant.

« Vous pouvez pas regarder où vous allez ?? » grogna la gorgone. Les lutins baissèrent rapidement les yeux, de peur d’être pétrifié par autre chose que la peur, et la laissèrent passer. Ils disparurent dans l’obscurité de la foule au fin fond de la salle.

Emmitouflée dans un imperméable, à moitié cachée par un parapluie rose à l’effigie d’un chat de dessin animé, une fillette poussa la porte. Petite, blonde avec des couettes, il était difficile de lui donner un âge, mais son sourire innocent et ses grands yeux lui donnaient un air qui plaisait à tous les démons et autres engeances maléfiques présentes dans le bar.

Une seconde de flottement, suspendue. Ailleurs, on aurait dit qu’un ange passait, mais ici, c’était une expression assez mal venue.

La petite fille descendit les trois marches à l’entrée de la salle. Un croque-mitaine sorti de nulle-part s’approcha lentement, subrepticement, tout en douceur et discrétion. Il était prêt à poser ces pattes griffues sur les épaules de la fillette quand celle-ci si se retourna en rugissant, sa mâchoire inférieure était fendue en deux mandibules aux centaines de dents acérées, deux paires de bras à la peau cireuse et plissée étaient sorties de son dos sous l’imperméable, les griffes menaçantes prêtes à agripper le croque-mitaine, parapluie prêt à frapper.

Nouveau moment de silence. Le monstre recula, un sourire gêné. La fillette reprit son apparence adorable et continua son entrée dans l’établissement. Peu avant d’atteindre le comptoir, elle sourit en faisant un signe de main puis alla rejoindre la connaissance qui l’attendait à une table.

L’heure tournait. La musique empêchait le ton de monter, mais Emil se rendait bien compte qu’il ne faudrait pas grand-chose pour que les tensions habituelles ressortent et se transforment en rixes, voire en combats épiques.

Les démons, toujours au comptoir, en étaient à leur cinquième ou sixième pinte de crisotine, cet alcool frelaté distillé à partir de poudre d’os de pendu macéré dans du sang de qwarl roux. Le sang de pendu étant de plus en plus difficile à trouver depuis que la plupart des pays bannissaient la peine de mort, il était d’autant plus compliqué de fabriquer cette bière spéciale dont raffolaient les démons. Rien qu’avec cette vente, Emil avait gagné sa soirée. Mais il voyait les démons commencer à s’énerver. Ils avaient le sang chaud et n’attendait qu’une micro étincelle pour s’enflammer. Les vampires et les lycanthropes ne tiendraient pas longtemps dans la même salle sans en finir aux mains.

Surtout que personne ne savait si les rumeurs qui trainaient dans les rues ces derniers jours étaient fondées. Cela faisait si longtemps qu’on l’attendait que, à chaque nouveau ouï-dire, le bar de la Fin du Monde se remplissait de tous ces êtres qui avaient été asservis ou chassés par l’Homme. Ils ne voulaient qu’une seule chose, se venger et reprendre le dessus, et pour cela, ils attendaient le retour des cavaliers de l’apocalypse et de l’antéchrist. Tous savaient qu’à son retour sur Terre, ils viendraient ici, dans cet établissement. Plus qu’un bar, c’était une porte entre les mondes, ceux des Hommes et des autres. Leur Sauveur saurait qu’il les trouverait tous là, prêts à le servir et à prendre les armes à ses côtés.

La soirée tirait en longueur. Toutes les créatures présentes commençaient à croire qu’une nouvelle fois, elles avaient eu trop d’espoirs.

La porte s’ouvrit. Cette fois, ce fut un homme qui entra. Lui était sec alors que la pluie battait encore dehors. Dans la trentaine, le teint mat, les cheveux longs et hirsutes, un barbe au moins aussi négligée, une tunique sale et une couronne d’épines. Son apparition imposa le silence. Même la musique sembla s’arrêter et la température de la pièce sembla diminuer de quelques degrés.

« Quoi ? demanda Jésus. Moi aussi, je veux voir à quoi ressemble mon jumeau maléfique !

— C’est bon ! Retournez à vos verres ! » renchérit Emil, en invitant, d’un signe de tête, l’ancien messie à avancer.

Encore un moment passa.

Certains étaient déjà partis, déçus.

Le calme se faisait. La musique était plus calme, moins forte. Les conversations avaient glissé sur tous les sujets possibles pour échouer sur les habituelles remémorations d’anciens combats, d’aventures magiques ou de simples bons moments.

La porte s’ouvrit une nouvelle fois. Le temps dehors s’était calmé. Les métros ne circulaient plus. La ville avait l’air de dormir.

Cinq hommes entrèrent. Tous vêtus de costumes gris bon marché, ils n’avaient pas l’air bien méchant. Ils sentaient le pur humain à plein nez. Déjà certaines créatures s’humectaient les lèvres ou se léchaient les babines, jetant un coup d’œil à Emil pour savoir ce qu’il en pensait — dévorer un client, même humain, dans son bar était toujours mal vu, mais il y avait des exceptions. Surtout que, habituellement, les purs humains n’avaient pas accès au bar de la Fin du Monde. Ils ne voyaient qu’un établissement abandonné à la façade décrépie.

Pourtant ces cinq hommes avançaient parlant entre eux, sans faire plus attention aux autres clients. Ils discutaient de choses visiblement drôles, mais n’en riaient qu’avec un air extrêmement pincé.

Toutes les autres conversations s’étaient interrompues en voyant ces types se balader ici.

Les démons se poussèrent un peu, de peur de représailles inattendue de la part de ces individus.

Les humains s’accoudèrent et commandèrent de simples bières. Emil se retint de grimacer de surprise : les habitués n’en consommaient pas beaucoup. Une fois qu’il les servit, le tenancier entama la conversation :

« Vous n’êtes pas des habitués. Vous avez trouvé mon établissement par hasard ?

— Non, répondit celui qui était au centre et paraissait être le chef de cette étrange bande. Nous avons eu les bons renseignements.

— Et je peux vous demander ce que vous faites dans la vie ?

— Je suis le patron d’une grande banque internationale, répondit un des hommes.

— Moi, je dirige la plus grande multinationale d’agroalimentaire.

— La pharmacie. Je suis le plus grand fournisseur de médicaments homéopathiques au monde.

Les cinq hommes ricanèrent.

— Et vous ? demanda Emil à celui qui n’avait pas encore parlé.

— Moi, je n’ai pas aussi bien réussi qu’eux, mais mon petit commerce d’armes me permet quand même de toucher une grande population à travers le monde. »

Emil resta un instant à réfléchir. Il baissa la musique pour mieux y arriver.

« C’est bien nous que vous attendiez tous, ce soir, reprit le premier homme qui n’avait pas encore dit sa fonction. Voici mes quatre adjoints, ceux qui amène la conquête, la famine, la mort, la guerre sur ce monde. »

Toute la salle qui avait entendu cela éclata d’un rire moqueur commun. Comment ces gugusses pouvaient-ils être les cavaliers de l’apocalypse ? C’était impossible. Tout le monde s’attendaient à des êtres aux apparences, sinon effrayantes, au moins impressionnantes. Là, ils avaient devant eux des sortes de bureaucrates que n’importe lequel des clients ici aurait pu tuer d’une seule main. À part la gorgone qui l’aurait fait d’un regard. Et les lutins, qui s’y seraient quand même mis à plusieurs…

« Riez, chers amis, mais notre œuvre est déjà en cours. Regardez l’état du monde. Comment croyez-vous qu’il en est là où il est ? »

Un silence s’installa.

« Les humains sont plus malins que vous tous ! C’est pourquoi ils vous ont relégués à l’obscurité, voire à l’état de mythologie. On ne peut les battre que sur leur propre terrain. Et c’est sûr que ce n’était pas avec l’autre hippie, qui a pris fait et cause pour les humains, que ça allait réussir.

— Hé !! Le hippie, il t’emmerde ! hurla Jésus qui sortait des toilettes au même moment, sous le rire de la salle.

— Bref, reprit l’humain. Nous sommes passés vous dire que l’heure de votre revanche est arrivée. Et nous sommes venus lever notre verre avec vous pour le fêter ! »

Tout le monde leva son verre. Les lutins aussi, mais personne n’en eut rien à faire.

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