Écrire après un mois intense comme novembre, ça a été compliqué de continuer, mais je suis assez content de ce que j’ai pu sortir. Vous me direz.
Cette phrase a été donnée par Mélize the Fairy.
Le train arrive, enfin ! Sur ce quai, toute emmitouflée et perdue dans la foule, va-t-il me reconnaître ?
Cela fait des années que je ne l’ai pas revu. Il va avoir changé, autant que moi j’ai pu changer. Nous n’étions que des adolescents quand nous nous sommes vus pour la dernière fois.
Et depuis, il y a eu tant de bouleversements.
Nous avons grandi ensemble ou presque. Nos parents étaient voisins de palier. Serge a un an de plus que moi. Nous avons toujours joué ensemble. Depuis tout petits C’était un peu mon grand frère de substitution. Les miens étaient beaucoup plus vieux, ils ne s’intéressaient pas à moi, je n’étais jamais qu’un bébé à leurs yeux.
Avec Serge, nous jouions dans les cages d’escaliers, dans les cours intérieures, aux parcs, dans la rue, sur le chemin de l’école, à l’école, en rentrant de l’école… nous étions inséparables.
Et avec le temps et l’adolescence, l’amitié s’est muée en quelque chose d’autre. Nous ne le savions pas alors. Ce sentiment qui nous animait depuis toujours ne se révélait qu’alors. Nous avons flirté quelques fois, mais rien de plus, bousculés par des affaires politiques dont nous n’entravions rien. La guerre était déclarée.
Serge est parti, réquisitionné comme mes frères, comme les autres hommes du quartier, de la ville, du pays, pour combattre cet ennemi, cette nation qui était, jusqu’à hier encore, notre sœur et amie. Nous avons échangé quelques courriers avec Serge, mais très vite, cela s’est arrêté. Sa mère a reçu un message le déclarant mort. Elle n’a même pas pu récupérer de corps à mettre en terre. Tu parles ! Dans les ravages de ces journées qui comptaient chacune des centaines de milliers de mort, il était impossible de retrouver tous les corps. Était-il seulement possible d’en retrouver un seul ?
Nous avons tous pleuré. Serge était né dans le quartier, y avait grandi. Passer vingt ans au même endroit, forcément, ça laisse des souvenirs à beaucoup de monde. Le problème, c’est qu’il n’était pas le seul à être pleuré dans le quartier. Chaque famille avait déjà perdu un frère, un fils, un père, un cousin, un oncle. La douleur n’avait pas le temps de s’apaiser qu’elle était déjà ravivée par un nouveau message funèbre.
La guerre n’a pas duré longtemps.
Juste assez pour décimer une génération d’hommes en pleine force de l’âge, dont mes frères.
Juste assez pour que les rationnements tuent mes parents, déjà âgés.
Nous avons perdu.
La paix a été signée sous la contrainte, humiliante.
Depuis, les trains vomissent des hordes de soldats ennemis. Officiellement, ils ne le sont plus, mais personne ne peut voir dans ces uniformes une promesse sincère de paix. Nous, les vaincus, n’y sentons que l’écrasement final de notre nation, la contrainte pour notre peuple, une seconde morts pour ceux tombés au combat. Pour rien.
Il aura fallu très peu de temps pour que des réseaux s’organisent. Personne ne veut de cette occupation, personne ne veut de ces soldats, et personne ne veut changer de nationalité sans qu’on lui demande son avis. Des attentats ont été commis. Ici ou là. De manière sporadique d’abord, puis de plus en plus intense. Des paquets explosifs devant les bâtiments publics. Des officiers ennemis retrouvés morts empoisonnés ou une balle dans la tête.
Le mot a été rapidement lâché dans les journaux, tous à la botte du nouvel État : « résistance ».
C’est exactement ce que nous faisons. Nous résistons. Contre leur administration, contre leur langue, contre leur culture. Grâce à ma position de guichetière à la gare, je peux renseigner cette résistance. C’est fou tout ce que les gens peuvent raconter quand ils sont sur un quai bondé, se sentant à l’abri des oreilles indiscrètes grâce au brouhaha ambiant. Surtout quand on n’est qu’un petit bout de femme comme moi, personne ne se méfie.
Depuis trois mois que je travaille pour elle, j’ai aidé au sabotage de nombreux trains, j’ai fourni des informations cruciales sur les déplacements d’autorité, qui ont permis à deux de leurs généraux de rejoindre nos soldats morts au front.
Évidemment, chaque fois, la sécurité augmente, les couvre-feux se font plus tôt, les rationnements plus durs. Mais ces sacrifices valent le coup. Ils les minent et les dépriment. Nous arriverons à les faire ployer. J’en suis certaine. Je ne m’inquiète pas pour moi. Je n’ai plus rien à perdre.
Les choses ont pris un nouveau tour il y a deux jours, quand la mère de Serge a reçu une lettre de son fils. Elle l’a tellement bouleversée que la pauvre femme a bien failli faire une syncope. Avec ses yeux fatigués, elle a dû m’attendre pour que je lui lise. Moi-même, j’étais fébrile. Que pouvait contenir cette enveloppe ? Je l’ai dépliée, les mains tremblantes et l’ai lue à voix haute. Serge confirmait être en vie et annonçait son retour prochain. Je fus soulagée de savoir qu’il n’avait ni été fait prisonnier ni été blessé au point d’être incapable de donner signe de vie. Mais pourquoi avoir tant attendu pour prévenir sa propre mère ? Le reste de la lettre ne l’expliquait pas mais le rendait compréhensible. Longtemps avant la fin de la guerre, il avait choisi de passer dans l’autre camp. Il avait compris l’issue de ces combats bien avant les autres. Si sa perspicacité était remarquable, sa défection était inexcusable. Comment avait-il pu abandonner toutes celles et tous ceux qui comptaient sur lui ?
Trop d’émotions d’un coup, sa mère a hurlé de douleur, en se tenant la poitrine. Les mâchoires serrées, elle a posé sa main sur la mienne.
« Je t’en prie, accueille-le comme il se doit », a-t-elle dit avant de lâcher son dernier souffle.
Après renseignements, j’ai réussi à apprendre que Serge est devenu capitaine. Lui qui n’était parti avec aucun diplôme pour être soldat de seconde classe, autrement dit chair à canon, c’est une belle réussite. Il est affecté en poste ici, dans sa ville d’origine. C’est peut-être la seule raison pour laquelle il a écrit à sa mère, pour qu’elle ne soit pas surprise de le voir. L’aurait-il fait sinon ? Aurait-il préféré laisser sa vie passée croire qu’il était mort ? Cette affectation n’est peut-être pas de son choix ni de son fait.
Quelque part, je suis déçue qu’il ne m’ait pas écrit, à moi aussi, pour me prévenir de sa résurrection. Il a peut-être trouvé quelqu’un de l’autre côté. Ce serait presque normal, après tout ce temps…
Le vent s’engouffre sur les quais, froid. Je bouge les épaules pour remonter mon col sans sortir les mains de mes poches.
Les portes du train s’ouvrent et commencent à déverser les gens. Sur le quai : le mouvement erratique de la foule qui voit le parent, l’ami, la personne qu’elle est venue chercher. Moi, je ne le vois pas. Le flot de voyageurs se réduit.
Est-il vraiment dans ce train ou hésite-t-il simplement à poser le pied dans la ville qui l’a vu grandir ?
Le train est à son terminus ; il n’ira nulle part. Serge a tout son temps pour descendre. J’attends quelques minutes. Le flot de passagers se tarit.
La bise me fait frissonner. Je ne sais pas si je suis triste de ne pas le voir ou en colère de voir qu’il a fait une fausse promesse à sa propre mère.
Je vais partir quand une silhouette apparaît dans l’encadrement de la porte. Un uniforme, des galons de capitaines sur son manteau long. Je ne vois pas le visage caché par une main gantée qui tient sa casquette bien en place sur sa tête. De l’autre, il tient une valise.
Quand il balaye le quai du regard, plus de doute, c’est bien lui. Je pense qu’il cherche un conducteur ou quelqu’un de sa nouvelle unité qui serait venu le chercher. Mais il n’y a personne. Étonné, il descend les marches de la voiture. La foule est moins dense à présent. Tout le monde est parti, ou presque. Il n’y a plus que quelques couples et deux ou trois familles, encore en train de s’étreindre. Il ne va pas pouvoir me manquer, je me suis placée au milieu des portes donnant sur l’intérieur de la gare. La seule chose serait qu’il ne me reconnaisse pas, surtout emmitouflée comme je le suis.
Serge marche, il jette quelques coups d’œil à droite à gauche, pour être sûr qu’il n’a pas manqué la personne qu’il cherche, ou est-ce juste de la méfiance ?
Les années ont bien passé sur lui, malgré ce qu’il a pu vivre. Sa mâchoire est plus carrée, son regard plus dur aussi.
Mon cœur accélère malgré moi. Et s’il me passait simplement à côté sans même me regarder ? Je ne peux y penser. Il est à quelques pas. Il s’approche. Ses yeux croisent enfin les miens. Il écarquille les siens, submergé, j’imagine, par un flot de questions et de souvenirs. Il s’arrête et sourit.
« Jeanne ? C’est bien toi ? »
Je suis heureuse. Son regard posé sur moi m’avait manqué. Je sens des larmes monter au coin de mes yeux. Ce n’est pas le vent glacial.
« Ça me fait plaisir de te voir », me dit Serge.
Je ne m’attendais pas à être aussi émue. J’ai la gorge serrée et je n’arrive pas à articuler un seul mot. Après tout ce que j’ai fait dans cette résistance, je ne comprends pas comment je peux être aussi attendrie à un instant pareil.
« Ma mère n’a pas pu venir, j’imagine. C’est elle qui t’a envoyée ? »
Je dodeline de la tête.
« Elle est morte…
Je le vois changer de physionomie.
— …quand elle a lu ta lettre…
Et soudain, les mots coulent.
— …Elle a été choquée d’apprendre que tu avais réussi à survivre. Mais ce qui l’a achevée, c’est d’apprendre que son fils est un traître. »
Il ne vacille même pas sous cette accusation mais reste silencieux. Il ne pensait pas apprendre la mort de sa mère et surtout pas en être la raison.
La gare est vide à présent. Nous sommes seuls sur ce quai. Le chef de gare est rentré se mettre au chaud.
Les machinistes démarrent le train pour l’emmener dans la zone technique.
Je m’approche de Serge et passe un bras derrière lui. Il se laisse faire, le regard dans le vague, encore sonné par mon annonce. Je sens son odeur, qui n’a pas beaucoup changé.
Tout contre lui, je l’entends lutter contre des sanglots.
À travers la poche de mon manteau, je presse le canon de mon pistolet contre Serge et j’appuie sur la détente. Les épaisseurs de vêtements étouffent suffisamment la détonation pour la rendre inaudible dans le vacarme du train qui bouge à côté.
Je laisse le corps tomber par terre avant que son sang ne me salisse et je m’enfuis. Ma mission est accomplie. Je n’aurais laissé personne la remplir à ma place.